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Le Naïf dans le Monde
4 juin 2020

Julien, la Musique et les Femmes (2)

Mes gestes maladroits me préviennent de collecter dans un même mouvement toutes les pages du carnet jauni. Mon Dieu, v'la typas que je parle comme le monsieur du carnet jauni.

Je trouve d'autres feuillets. L'écriture est moins confuse et en lisant les premières lignes je comprends que le style de ces nouvelles pages sera différent : Julien raconte. Curieux monologue-dialogue avec un ami présent—absent.

Tiens quelle surprise ! Je suis ravi de vous retrouver ici. Quel changement depuis notre dernière conversation. Dans ce campement où des tentes qui nous servaient de dortoir, de mess et de salle de commandement ne nous protégeant guère de la chaleur. Quelle chaleur !  Difficile pour les patrouilles dans les zones à surveiller mais, je m'en souviens bien, insupportable pour le jeune médecin de l'antenne médicale. C'est vrai, nous étions bien jeunes. Venez, le mess est ouvert, allons boire un verre.

Alors toujours médecin mais j'imagine dans l'hôpital de la région. Vous me raconterez tout ça. Je vois que  votre manche comme la mienne a gagné deux galons. Je vois aussi votre mouvement d'épaule. Comme vous je sais bien qu'à l'armée c'est le temps qui vous fait grimper.

Quand nous étions sous nos tentes, dans ce bled dont le nom m'échappe, j'avais la chance, vous vous en souvenez de pouvoir jouer sur le piano d'une habitante du village voisin. Que faisait ce piano dans ce village et chez cette dame je ne l'ai jamais su. Vous l'avez connue, elle ne disait rien de son passé. Après votre départ pour quel qu'autre campement, un beau matin, un nouveau colonel prit le commandement de ce bout du monde. Oui, je veux bien un autre verre, qui nous rappellera les tasses de thé que nous buvions alors. Ce colonel me convoqua pour me dire qu'il avait entendu parler de moi comme le pianiste de Saint Cyr qui se débrouillait toujours pour trouver un piano à se mettre sous les doigts. C'était un très brave homme, ce colonel, très règlement mais également soucieux de ses hommes. Il avait un passé glorieux, un peu secret, qui contribuait avec son mérite à lui valoir des promotions rapides. Mais, vous savez tout ça.

Ce que vous ne savez pas c'est que cette rencontre avec le colonel fut une rupture dans ce que je croyais devoir être une vie de garnison et de séjours à la colonie. Peut-être avez-vous eu cette chance de rencontrer un plus gradé qui vous assiste et vous sorte de la routine et de l'ennui militaire ? Non, je le sais bien, votre talent est celui du chercheur qui dans un cadre professionnel a contribué au progrès de la science. Ne souriez, pas, pas de fausse modestie entre vieux blédards ayant avancé dans leurs vies par leur travail et dans mon cas beaucoup de chance. Non pas de troisième verre, encore que, si vous insistez…

Mais c'est le dernier. C'est que dès cette rencontre, je devins une sorte d'attaché musique du colonel, comme un assistant avec piano, ce qui me conduisit par commodité pour nous deux à devenir son aide de camp. C'est qu'il gagnait du galon, mon colonel, et même des étoiles. Ma vie de pianiste ne s'en trouva pas toujours favorisé, car rigoureux comme il était , ma charge de travail devenait  plus lourde et il me fallait jongler pour rester agile sur l'instrument et habile dans mon travail. Je vois que je vous ai fait sourire avec mes assonances de gamin qui ne peut s'empêcher de jouer avec les mots. Faites-vous de même dans la rédaction de vos mémoires sur les maladies tropicales ?

Ici, il manque visiblement des pages du carnet jauni. Nous ne saurons jamais de quelle partie de sa relation avec le Général nous sommes privés. Mais la suivante reprend. Quand, après quels évènements? Il serait surprenant que dans quelque période de la vie de Julien ne soient pas glissés une guerre pour le militaire, une femme pour l'homme et de nouveaux pianos pour le musicien.

Tenu éloigné du carnet jauni pendant quelques jours et soucieux de ne pas me laisser absorbé puis envouté par l'histoire de Julien et occupé par les tâches domestiques je lis le récit d'une jeune femme trouvé non plus dans ma boite à chaussure, mais chez mon libraire préféré ; elle débute par l'exploration des tiroirs d'une commode léguées par une grand-mère. De l'exploration de tiroirs remplis le lettre et de souvenirs elle dresse le tableau de la vie de la grand-mère. J'avais été conduit à lire ce livre justement par l'image de la commode qui m'a immédiatement parue très poétique alors que mes salades de boites à chaussures ne sont que plausibles et domestiques.

Mais l'envoutement est là.

Je réalise qu'il s'agit dorénavant d'une conversation à trois voix, l'auteur des carnets de Julien, Julien lui-même qui prend vie dans et par les carnets jaunis et puis moi, transcripteur de page jaunies interprétées en les lisant et faites miennes par un curieux et anachronique mimétisme.

Le récit reprend à l'évidence plusieurs années plus tard et il est curieux qu'il reprenne avec Julien et son ami médecin, encore comme une retrouvaille et au début d'une conversation que poursuit Julien. Sont-ils restés restés amis et en relation tout ce temps ? Non dès la première phrase on comprend qu'une nouvelle fois ils se retrouvent.

 Comme je vous disais ma vie de soldat se poursuivit, comme aujourd'hui par cet équilibre laborieux entre armée et musique. Cependant ce que nous vivons et vous, j'imagine plus précisément que moi, nous fait comprendre que nous continuons, ici en Afrique, de poursuivre une tâche qui ne s'achèvera jamais. Mais j'oublie mes obligations, je vais nous chercher un verre qui nous fera peut-être penser à autre chose qu'à la vie d'incompréhension et de malentendus qui se dessine dans ce pays. Le mess de cette garnison de ville est plus riche que ceux de nos précédentes rencontres. Je suis surpris que vous me disiez que vous n'avez que peu de contact avec les habitants de la ville à l'exception des notables chefs de clan qui pactisent par calcul  avec un colonisateur qu'ils croient durablement établis. Moi-même, je n'ai presqu'aucun contact avec les gens d'ici sauf par une petite lucarne qui éclaire ma vie. En ville s'est mise en place une modeste école de musique, à l'initiative d'une femme d'officier généreuse d'esprit et de cœur se sachant installée ici pour longtemps. Oubliés les pianos de passage ! Je joue sur un instrument de rêve ; toujours autant d'un travail sans cesse plus ardu mais davantage de facilité pour jouer et faire des rencontres. Oui, bien évidemment, l'école est fréquentée par des personnes du beau sexe. Je trouve que vous me percez à jour bien facilement sur un sujet il est vrai assez banal. Cependant alors qu'à nouveau je retrouve un cadre favorable, je vous confesse que ma passion s'estompe et que je suis aujourd'hui, plus dans une pratique d'habitude et même de routine.  Quel dommage que vous ne jouiez d'aucun instrument, je vous aurais présenté…mais laissons cela. Je vous reparlerai musique et piano. Vous semblez surpris que je manifeste une telle crainte que nous découvrions quelque jour que les efforts de notre colonisation n'auront servis qu'à préparer des désordres à venir et de nouvelles guerres.

Vous haussez les épaules et vous avez bien raison, le futur s'écrira sans nous et il est inutile de s'en préoccuper. Non, nul reproche dans ce propos et pour vous le prouver et me faire pardonner de vous avoir laissé penser que vous étiez visé, je vais aller nous chercher deux verres. C'est qu'on s'y habituerait à ce petit muscat local. De fait je sais que le Général craint comme moi que les deux populations que nous voulons faire vivre ensemble ne se soudent jamais en une nation et surtout pas dans notre nation. Je vois votre regard interrogateur au mot Général, vous ne pensiez pas que mon colonel allait rester avec ses cinq petites barrettes. De fait il gagne plus vite des étoiles que votre serviteur ne gagne à son tour des barrettes. Vous me faites marcher et je cours…

Oui, je vous disais, trop de différences culturelles, langue et traditions, et des religions antagonistes depuis des siècles, religions qui chacune de leur côté définissent des sociétés différentes et incompatibles. Tenez, il recevait l'autre jour un visiteur de la capital dont le discours traduisait cette contradiction en affirmant que la colonisation devait se poursuivre et que, en même temps, les populations que nous avions refoulées et dont nous annexions les terres n'accepteraient jamais cette domination. J'aimerais bien voir comment il rendra compte à Paris où les gens font semblant de décider alors qu'ils ne suivent que ce que l'action des militaires a engendré.

Mais je vous ennuie avec mes palabres et j'aimerais que vous me parliez de vous et de vos recherches. Nous ne craignons plus guère la variole depuis que la vaccination a été inventée puis utilisé et votre recherche porte sur les autres fléaux, la syphilis et le paludisme. Vous n'espérez que de modestes progrès sur le traitement de la syphilis et le combat est davantage de faire disparaître ce traitement au mercure qui ne reflète qu'une sorte d'habitude héritée comme une tradition alors que sa toxicité en est cliniquement avérée. Vous restez impuissant devant un tel obscurantisme scientifique dans le corps médical qui s'incruste dans des pratiques d'un autre âge. Oui, je comprends votre lassitude et ce sentiment d'abandon qui nous habite, vous pour vos recherches et moi dans le déni par l'armée des conséquences prévisibles d'une colonisation ne prenant pas en compte l'impossibilité de fusionner des cultures et des religions différentes. Vous êtes tout disposé, me dites-vous, à quitter votre hôpital et poursuivre votre activité en métropole. Vous y trouverez un monde qui vous est familier par la fréquence des communications scientifiques. Quant à moi, je vous dois de compléter la confidence entamée juste à l'instant. Depuis des années je me réfugie dans le monde irréel de la musique par la maitrise des outils de cette virtualité, les gestes du musicien et son accord, le mot est juste, avec l'instrument. Par un glissement que je ne m'explique pas, je quitte pas à pas, note à note cet univers musical qui fut si longtemps le mien et qui me devient soudain lointain d'abord puis étranger.

Alors il ne reste que la vie de l'armée.

Vous avez raison un petit verre nous éloignera de nos nostalgie, qui ne sont que le fait de l'âge.

 Le reste de la page est illisible et correspond peut-être à un ébauche interrompue, hâtivement griffonnée mais je me prends à réfléchir  sur les dernières phrases de Julien dans lesquelles il évoque, sans s'y attarder, son progressif désamour de la musique.

Un changement d'une telle importance dans la vie d'une personne qui a consacré tant d'énergie à satisfaire ce qui paraissait un besoin essentiel et peu à peu cesse de le ressentir puis le repousse d'abord dans l'irréel des souvenirs puis l'efface de sa mémoire et s'en débarrasse avec un curieux mélange de peine, le temps d'avant, de perte, les joies passées et les amis disparus, et de rejet, que de temps perdu, un tel changement est-il chose courante ? Il est bien dommage que Julien ne nous en dise pas davantage.

Je cherche d'autres exemples.

En intitulé de cette transcription des carnets sur Julien j'ai mentionné  Julien… et les Femmes.

Je vois après les dernières pages du carnet jauni que les femmes n'interviennent pas dans les souvenirs évoqués autrement que dans les butinages cités dans le précédent papier de mon carnet.

Je m'en vais à mon tour butiner dans d'autres boites de chaussures mais je doute qu'elles recèlent de nouvelles pages égarées du carnet jauni.

 

09 juillet 2020

 

 

 

 

 

 

 

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