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Le Naïf dans le Monde
16 novembre 2017

Une dame d’esprit perdue dans la jungle où vit le Mammouth Supérieur.

Une dame d’esprit perdue dans la jungle où vit le Mammouth Supérieur.

Le Naïf vient à son secours.

 Comme on le voit en lisant le petit mot d’introduction de l’excellent Jaigu, Mme Canto-Sperber n’est pas un(e) amateur(trice-teuse-teure) qui effleurerait, façon commentateur(trice-teuse-teure)) télé un sujet qu’elle ne maîtrise pas. Son CV est tout simplement impressionnant : après s’être pénétrée de pensée antique elle a, prenant pied dans le siècle, exploré les rapports délicats qui lient la pensée socialiste à la pensée libérale. En parcourant les titres de ses ouvrages, on se dit qu’il est urgent de laisser en plan ce qui, pour l’heure nous occupe et qu’il faille, en urgence, aller chercher les graines de sagesse qui doivent sans nul doute briller dans les textes d’une personne aussi savante, notre Kolakowski à nous.

 Je me suis donc précipité avidement sur l’entretien que Jaigu a eu avec Mme Canto-Sperber ; j’avais l’espoir d’entendre le bon sens revenir dans ces discussions sur la place de l’Université dans la formation des jeunes français.

Je ne découvre dans l’article en question que peu de ces énormités qui fleurissent habituellement sur ce sujet et au contraire je lis quelques tentatives de notre spécialiste pour dire les choses. Allons, tant mieux. Mais avec quel souci de ne pas heurter les sensibilités (à fleur de peau) des gens du cénacle de l’ÉducNat et de l’enseignement supérieur. Au bord de la langue de bois avec en prime, une grosse ânerie sur le rôle des propédeutiques. Pour que le lecteur entende ce qui va suivre et comme il est malheureusement possible qu’il n’ait pas recueilli la parole de Mme CS, je joins l’entretien en annexe.

 Je suis la mode ; ainsi par bouffées (presque délirantes) je me laisse aller à utiliser l‘orthographe zinzinclusive. Que le lecteur me pardonne ces gamineries.

 Alors comme tout bon non-spécialiste je vais m’autoriser à apporter mon grain de sel (ou d’acide) au propos.

 Un préalable : dans ce qui suit, je vais écrire Études, Formation, Enseignement… Pour chacun de ces termes il faut que le lecteur accole à chaque usage, l’adjectif Gratuite(s) ou Gratuit. Je ne parle ici que des enseignements dispensés Gratuitement par les soins de l’État, financés par l’Impôt et la Dette. Soins de l’État car mission de l’État confiée à un Ministre de l’Enseignement Supérieur, en lien étroit avec le Ministre de l’Éducation Nationale.

Le citoyen, en ce domaine ne demande pas à l’État de s’égarer, de flâner, de batifoler ou même d’expérimenter. Le citoyen veut, comme dans d’autres missions régaliennes du sérieux et, conséquence de ce sérieux du résultat.

Toutes les formes d’éducation payantes relèvent du Marché : écoles de graphisme, de stylisme, de communication, de ceci et de cela…et bien sûr de Management et de Commerce.

Mais enfin, quid de la Culture, dans une vision aussi résolument utilitariste ? La réponse est dans la question : si la « Culture » est utile, elle a été incluse. Si la Culture est un enrichissement de l’esprit que chaque individu doive « cultiver », elle est éminemment individuelle et chacun doit la construire en lui et pour lui. L’effort collectif de l’éducation consiste à donner à chacun les moyens de se cultiver et non pas à offrir gratuitement une culture indéfinie traduisant telle mode ou tel courant de pensée, ad libitum et ad nauseam.

 Je commence par une image :

Tout le monde, chacun a le droit de courir le 100 m en moins de 10 secondes ou de nager la même distance en dessous de la minute.

Mais il n’y a sur terre qu’une dizaine de personnes qui le peuvent.

Il est très difficile mais surtout illusoire de fonder un « droit à » en le dissociant entièrement de la « capacité à ».

Je regrette infiniment de n’être pas un violoniste de talent et pourtant c’était mon droit…mais hélas, je n’ai pas l’oreille musicale (à définir) et encore moins le goût à m’astreindre à des exercices qui ne m’attirent pas.

Et, quel dommage, je n’ai pas trouvé le temps –ni l’envie- de faire l’ENA, école dont le diplôme m’aurait pourtant été fort utile. Nul ne doute que j’en avais la capacité…

 Les études supérieures ont cette particularité d’être supérieures. Un peu comme le 100 m de M. Bolt.

Alors tout le monde y a droit mais moins nombreux sont ceux qui en profiteront et qui les « méritent ».

Profiteront ?

L’enseignement est de planter des graines dans un champ : le champ est fertile, les plantes poussent et il y aura récolte. Le champ n’est pas fertile, rien ne pousse et la semence a été gaspillée.

Méritent ?

Il convient d’entretenir, le champ, d’arroser comme il convient, d’enlever les mauvaises herbes ; bref, pour que pousse la plante, il faut aussi du travail, beaucoup de travail. Et cette capacité à travailler, à fournir des efforts fait partie de la capacité globale à poursuivre des études, à cultiver le champ, à se cultiver.

 Comme le regrette Mme CS : « La démocratisation s'est limitée à démocratiser l'accès, mais pas la réussite. »

 

Pour exercer son droit à des études, il convient d’en avoir les capacités

 

Je parle ici de formation. Formation implique « formation à »… à faire.

 Au-delà de la formation, il y a la culture. Tous y ont droit et libre à chacun de l’acquérir.

La société demande la formation : c’est un besoin, alors que l’individu s’offre la culture, comme une  fleur de la vie ensemble, comme le parfum et la musique du groupe ; point n’est besoin d’école ou d’université pour en jouir ; mais là aussi, mieux vaut en avoir la capacité et surtout le goût.

 Je reviens sur la « formation à ». À faire, disé-je (1). Mais, c’est bien sûr, nom d’un p’ti bonhomme, faire quelque chose qui serve, dont la société a besoin. Il y aurait donc, idée miracle, à établir une relation entre la formation des citoyens, financée (vilain mot, presque gros mot) par l’impôt des citoyens et les besoins des citoyens constitués en corps social.

Quelle idée étrange, quoi ! On ne pourrait pas faire sur le dos du citoyen des études inutiles, vous donnant le privilège de vous bacpluscinquer, tout en étant bon à rien, en ne sachant rien et peut-être accessoirement, en n’ayant aucune envie de faire quoi que ce soit.

 Il est un mot qui ne fait pas partie du vocabulaire de Mme CS : c’est le mot « Coût ». Il est à craindre que, pour Mme CS  cet aspect financier soit secondaire dans le propos : ne nous dit-elle pas …Au moment où on avantage fiscalement l'investissement dans l'entreprise, il faudrait favoriser encore plus les dons à l'enseignement supérieur qui est, comme toutes les données l'établissent, un investissement très rentable en matière de croissance future.

Et pourquoi pas la quête à la sortie de la messe dominicale.

Quel curieux mélange d’acceptation de la toute-puissance du système public (gratuit) renforcée par l’appel à la générosité (intéressée) de l’entreprise.

Il ne semble pas que Mme CS réalise que l’université américaine à laquelle elle se réfère, est une entreprise, « en prise » avec le système productif, comprise dans sa masse et soumise aux règles du marché. L’étudiant américain « achète » sa formation.

Hors-sujet : Nous attendons, sans impatience, la prochaine bulle des prêts consentis aux étudiants américains. Sont-ils déjà titrisés et Goldmanisés ?

 

Les Études financées par le citoyen doivent avoir une utilité nationale

 

Je parle ici des matières molles qui ont envahi, sclérosé, gangrené d’abord les études supérieures, avant que « ruisseler » (2) dans les études secondaires et jusqu’au primaire sous les formes du pédagogisme qu’on connait. Il s’agit d’une véritable invasion culturelle, invasion dont la dimension et la qualité de sa clientèle sont en réalité dis-culturelle. Je parle des Sciences Humaines et je reviendrai sur ce sujet.

J’ajoute que plus la matière est molle, plus abondante l’offre devient.

 Tout est affaire de bon sens et d’évaluation des besoins en question. Souvent, lorsque j’évoque ce problème, je prends l’attitude radicale qui est de dire : il faut supprimer les Facs de Lettres. Il s’agit évidemment d’une boutade, mais il serait tout de même de bonne gestion de reconnaître que ces Facultés n’ont pas vocation à devenir de vastes garderies pour des jeunes gens (et jeunes filles) auxquelles on a « administré » –quasi de force, comme une potion amère- un baccalauréat de pochette-surprise, lesquels(elles) pour un grand nombre d’entre eux parlent un français approximatif.

Bien sûr, il faut former des juristes, des professeurs de français et de littérature, en fonction du nombre des emplois qui seront associés en corollaire, en résultat, à la formation suivie et reconnue.

Il ne s’agit pas d’ailleurs de pousser trop loin le goût du numerus clausus, mais de faire comprendre que des études inutiles peuvent être, ou plutôt sont, à l’origine de graves et permanentes frustrations.

Frustrations professionnelles et sociales, à l’évidence : « J’ai bac+4 et je me retrouve caissier(e) (3) chez Auchan ! Mais aussi frustration plus profonde, qui est d’avoir mal employé sa jeunesse et, pour les plus lucides, d’avoir outrepassé frauduleusement les barrières de leur capacité en laissant de côté les domaines dans lesquels ils se seraient davantage sentis reconnus et, comme on dit de nos jours, « mis en valeur ».

Un esprit pessimiste pourrait y voir le ferment d’une certaine immaturité politique : l’individu ne trouve plus « sa » place dans la société.

 Pour conclure sur ce point : il n’est pas raisonnable et encore moins possible d’avoir un quart de tranche âge (150.000 élèves) qui accède à chaque rentrée universitaire à une Faculté de Lettres.

Il n’est pas raisonnable et pas davantage possible de « traiter » en Faculté ( !) environ 20.000 étudiants en Science du Sport.

Je reprends une formule que j’avais utilisée dans un texte précédent :

 …l’Enseignement Supérieur avale 600.000 enfants, les digèrent, en nourrit la Nation avec, au mieux, un tiers d’entre eux et en rejette deux tiers. Le lecteur de cette note sait tout cela ; confusément. 

 

Les Études doivent déboucher sur le travail

 

Un autre point assez remarquable dans le propos de Madame Monique concerne ce que j’appellerais l’échéancier des études. Le temps consacré à l’enseignement puis à la formation ne semble pas être un facteur du problème. Elle est bien consciente des problèmes posés par le nombre mais elle ne parait pas les relier aux problèmes du redoublement et des changements d’orientation.

Mme CS ne connait pas le mot Temps. Elle n’inscrit pas les études dans la vie sociale comme une période pendant laquelle l’enfant devient homme et citoyen sous la protection de tous et pour l’intérêt de tous. Aucune urgence dans cette maturation ; l’important est une possible qualité. Dans une économie prospère, on peut le concevoir ; mais ce n’est pas le cas de notre pays et il est dommageable de laisser le fruit pourrir sur l’arbre ou au sol.

 C’est normal, somme toute, puisque l’élève, indépendamment de ses capacités, a le « droit » de fréquenter l’université, pourquoi éprouverait-on le besoin de limiter ce « droit » dans le temps, dans la mesure où les parents, les APL et  les aides dispensées permettent à l’élève de différer l’entrée dans le monde du travail.

Si l’échec est patent ici, il suffit d’aller là, là où l’herbe sera plus verte. C’est le glissando subtil de la première année de droit ou de médecine, vers la sociologie (mais il faut lire beaucoup, c’est ardu) puis en chute finale, l’atterrissage en psychologie, là où le terrain est si mou qu’on peut s’y crasher en douceur. Un an, deux ans, trois ans pourquoi pas, puisqu’au bout du compte le Master fleurira dans la coupe des fausses disciplines, enfin en tout cas des disciplines les plus molles.

 

Le BAC : Le cul entre deux chaises ou comment augmenter la gabegie.

 

La chaise de droite :

Le Bac est un examen de capacité à poursuivre des études supérieures puisqu’il confère ce « droit ». Il doit être sélectif ;  peu importe qu’il soit qualifié de concours ou d’examen d’entrée ou de contrôle des prérequis, bla bla bla, il doit sélectionner pour éviter d’égarer les élèves qui –à priori- ne réussiront pas. Peu importe que cela heurte la sensibilité de notre gentille dame : « Je n'aime pas le terme «sélection», car il laisse penser que les universités imiteront les grandes écoles, avec les reçus d'un côté et les «collés» de l'autre. Quand près de 250.000 bacheliers ne sont pas aptes à suivre des études supérieures, c'est toute l'articulation entre lycée et formation supérieure qui est à revoir ».

Surtout, ne pas imiter les Écoles : Voilà un objectif qui mérite le respect !

Ce qui est très curieux est cette difficulté à appeler un chat par son nom de chat : 250.000 étudiants ne sont pas aptes à… mais il faut tout de même trouver un moyen de les faire entrer dans l’impasse car nous brulons de nous assoir sur :

La chaise de gauche : Elle n’est pas dite, elle reste implicite. Dans le cher et vieux pays, tout le monde a « droit » à tout. Et dans ce tout, il y a le Bac. Un peu comme les onze vaccins ou les RTT. Le Bac est compris dans le « package Progrès Social » que « le monde nous envie ».

Je ne voie pas de raison pour que mon enfant n’ait pas droit au Bac pour tous !

Mme CS enfonce le clou : L'autre voie (celle d’un bac sélectif) risque de paraître plus scandaleuse. Elle consiste à faire en sorte que le baccalauréat redevienne le moyen de sélectionner les étudiants capables de réussir à l'université. Cela voudrait dire, en clair, que seuls 50 ou 60% d'une classe d'âge recevrait ce diplôme.

Inimaginable : la régression sociale prise la main dans le sac. Scandaleux, vous dis-je.

 Mme CS ne peut s’assoir : elle est entre les deux chaises.

 

Mais  elle nous fait la grâce de nous offrir la solution au problème qu’elle vient de poser. Réponse évidente au demeurant : si l’enseignement secondaire n’a pas su/pu/voulu conduire les élèves au niveau de l’enseignement supérieur, il suffit d’allonger la durée de cet enseignement… « Ma suggestion est d'organiser au début de la première année universitaire une courte période d'observation où l'on collecte des informations sur l'aptitude de l'étudiant à suivre avec succès des études universitaires. Ceux qui semblent y être prêts s'y engagent d'emblée, les autres suivent une formation préparatoire, ou propédeutique (avec des enseignants dédiés, des objectifs définis, au sein de l'université ou en collaboration avec d'autres établissements). »

Une courte période pour vérifier que le Bac était, pour cet élève, un vrai diplôme. OK, à la condition de « sembler » prêt.

Pour les autres, une giclée supplémentaire, un tonic boostant, à la manière d’une préparation athlète de haut-niveau, avec « enseignants dédiés » et objectifs définis…Un an, deux ans ou plus si affinité.

Comme si les propédeutiques n’étaient que des cours de rattrapage qu’on subit pendant les grandes vacances.

Ma plume sèche, mon clavier se désarticule, les mots me manquent.

Je croyais naïvement que les années de propédeutique visaient à orienter dans une discipline donnée les étudiants vers les branches de cette discipline en leur fournissant des connaissances nouvelles « au dessus » du niveau du Bac. C’était le cas du PCB de ma jeunesse, rôle tenue maintenant par la première année de médecine.

 Mme CS s’est assise et cela n’est pas une surprise sur la chaise de Gauche. (4)

 Il faut que M Édouard Philippe prévoie de construire, en plus des prisons quelques locaux universitaires.

 Là encore, que de mots vidés de leur sens, de leur « Bon sens ».

 

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Quelques remarques pour rire, et peut-être un peu plus.

 Il faut un véritable talent d’enquêteur (…) pour approcher la question suivante : quel est le taux d’occupation des locaux universitaires ? Je crois après avoir lu quelques forums étudiants et quelques circulaires, être en mesure de répondre. L’occupation réelle d’une faculté est de 2 semestres par an. Un semestre moyen est, tout mouillé, de 14 semaines. La semaine, très variable en nombre d’heures est de 20 à 24 heures environ.

Sans avoir fait de séjour à l’Université section Math, on voit donc immédiatement qu’il y a la possibilité de placer non pas deux mais trois « semestres » dans l’année universitaire. Au risque d’avoir à en changer l’intitulé. Chic, il serait alors possible d’augmenter le nombre d’étudiants(es) en psycho, en socio, en ethno, en Histoire de…

 Et le nombre de matières dans un semestre donné.  J’invente : 4, 5 ou 6. Je choisis 5 et je reste conservateur en disant 25 heures par semaine. L’enseignant moyen est donc « chargé » de cours pendant 5 heures par semaine ; 28 semaines par an soit 140 heures par an.

J’avais récemment une conversation avec une de mes petites filles qui me confiait son projet de devenir prof de fac en lettres modernes en suivant, plan-plan, une filière longue mais assez bien pavée. Je l’ai encouragé.

 

L’impression générale que je retire du papier de notre experte est cette idée diffuse que le travail de l’Université sera rendu meilleur par la disparition ou l’abaissement du niveau des Écoles : elle s’en défend mais je n’arrive pas à croire qu’elle renonce à penser que TOUS doivent faire des études supérieures, laissant, j’imagine, le travail ordinaire au soin des machines :   « l'idéal serait d'offrir les meilleures études au plus grand nombre, c'est pourquoi je suis favorable à une hybridation des différentes filières de formation, qui peuvent s'apporter mutuellement beaucoup ». A charge pour nous de définir le « plus grand nombre ».

 Le nivellement par le bas : business as usual.

                                                                                    °°°°°°°°°°°°°°°°

 1. L’accent fait débat : restons euphonique.

 2. Le ruissellement est à la mode ; il faut y sacrifier.

 3. L’ennui avec le zinzinclusif est qu’on ne sait plus quoi faire de son accent grave. C’est grave, le Bon Coin n’en veut pas : il n’y a pas d’occase pour les accents.

 4. La majuscule n’est pas une faute de frappe.

 

28 octobre 2017

 

 Monique Canto-Sperber est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l'Antiquité et de la pensée morale et politique. Elle a dirigé l'Ecole normale supérieure (2005-2012), et publié au début de l'année L'Oligarchie de l'excellence (PUF), qui propose la convergence entre grandes écoles et université, mais aussi la réorientation des 250.000 élèves trop faibles pour l'université vers une ou deux années de «propédeutique».

 LE FIGARO - Le gouvernement s'apprête à faire des propositions de réforme pour l'université. Quelles leçons faut-il tirer de la fin du logiciel d'admission postbac?

 Monique CANTO-SPERBER -L'échec d'APB est avéré. Cette plate-forme censée corréler les vœux des futurs bacheliers et les offres de formation s'est révélée inadaptée, car la valeur des formations est très différente selon les filières, et les plus prisées d'entre elles (grandes écoles, sections de technicien supérieur - BTS -, instituts universitaires de technologie) accueillent peu d'étudiants. Les élèves qui ne sont pas pris en classe préparatoire et les nombreux bacheliers professionnels qui ne peuvent pas accéder à l'enseignement supérieur professionnel et technique (STS et IUT) se rabattent alors sur les filières universitaires non sélectives. Même si le nombre d'étudiants a été multiplié par plus de 7 depuis 1960, la question de leur orientation n'a pas encore été traitée sérieusement (Alain Devaquet l'avait posée en 1986, on sait ce qu'il en est advenu). Cela demande réflexion et décision, et aucun algorithme ne pourra en dispenser. La consultation sur la réforme du premier cycle universitaire, publiée le 19 octobre dernier, ne fait que présenter différentes options possibles qui vont du statu quo à la sélection, mais sans trancher ni désigner clairement les enjeux que recouvre chacune des options.

 La démocratisation de l'enseignement supérieur a été le grand mot d'ordre de l'après-1968. A-t-elle eu lieu?

En apparence, oui, puisqu'un peu plus de 60% d'une classe d'âge est admise en première année d'université (environ 500.000 jeunes). Trois ans plus tard, 60% parmi eux n'auront pas obtenu leur diplôme de licence (ce qui fait près de 300.000 étudiants!). La démocratisation s'est limitée à démocratiser l'accès, mais pas la réussite. En 1910, il n'y avait que 30.000 étudiants, et presque tous obtenaient un diplôme. C'était encore largement le cas des 350.000 étudiants des années 1960. Quand on veut démocratiser une ressource, comme une bonne formation ou un diplôme réputé qui sont des atouts pour l'existence entière, il faut s'assurer qu'elle ne perd pas sa valeur, or la formation universitaire s'est fortement dévaluée.

 Un sondage pour Le Figaro (1) indique que 80% des jeunes sont favorables aux prérequis pour entrer à l'université, et 60% à une sélection sur dossier. Le terme «sélection» est-il encore tabou?

Je me réjouis de ce résultat, car il montre qu'un grand nombre de jeunes sont conscients de l'impossibilité de laisser les choses en l'état. Ne pas réfléchir aux conditions d'accès à l'université, c'est laisser faire «la sélection par l'échec», autrement dit l'autoélimination progressive de tous les étudiants qui n'étaient pas en mesure aussitôt après le bac de suivre une formation supérieure.

 Comment cette sélection doit-elle se faire?

Je n'aime pas le terme «sélection», car il laisse penser que les universités imiteront les grandes écoles, avec les reçus d'un côté et les «collés» de l'autre. Quand près de 250.000 bacheliers ne sont pas aptes à suivre des études supérieures, c'est toute l'articulation entre lycée et formation supérieure qui est à revoir. Ma suggestion est d'organiser au début de la première année universitaire une courte période d'observation où l'on collecte des informations sur l'aptitude de l'étudiant à suivre avec succès des études universitaires. Ceux qui semblent y être prêts s'y engagent d'emblée, les autres suivent une formation préparatoire, ou propédeutique (avec des enseignants dédiés, des objectifs définis, au sein de l'université ou en collaboration avec d'autres établissements). Mais le droit fait du bac un diplôme d'accès à l'université. Cela rend cette proposition difficile à mettre en place. L'autre voie risque de paraître plus scandaleuse. Elle consiste à faire en sorte que le baccalauréat redevienne le moyen de sélectionner les étudiants capables de réussir à l'université. Cela voudrait dire, en clair, que seuls 50 ou 60% d'une classe d'âge recevrait ce diplôme.

 Et que proposer à ceux qui n'auraient plus accès à l'université, soit environ 250.000 élèves?

Ils suivront cette année de préparation qui leur permettra de remédier aux lacunes qui les auraient empêchés de toute façon de réussir à l'université, et leur donnera une formation qui, au cas où ils ne puissent pas poursuivre, sera une bonne base pour une orientation professionnelle. Mais il faut une offre différenciée de formations où des réorientations sont possibles, en fonction des résultats obtenus.

 Le gouvernement veut sélectionner les candidats à l'université en fonction de «prérequis». Est-ce faisable?

Le critère est incomplet à mon sens, car il juge l'élève à l'instant T, alors qu'il faut aussi laisser aux futurs étudiants une chance de se révéler ; de plus, on ne peut ignorer que l'influence du milieu social est d'autant plus forte que l'orientation se fait de façon précoce. Je citerai le cas d'un physicien américain qui a commencé ses études dans un community college de banlieue d'une ville de Pennsylvanie, puis fut envoyé à Harvard pour son doctorat. Plus tard, il a reçu le prix Nobel de physique.

 Dans votre livre, L'Oligarchie de l'excellence, vous revenez sur l'histoire peu connue de l'université française. Elle a été une mal-aimée de la République, qui lui a préféré les grandes écoles. Le temps de la réconciliation n'est-il pas venu?

Les Conventionnels de 1793 ont décidé de fermer les universités, qu'ils considéraient comme des corporations, tout en favorisant la création des grandes écoles. Les universités n'ont été progressivement rétablies qu'entre 1876 et 1896, elles avaient alors peu d'autonomie par rapport à l'Etat. Malgré les lois Faure (1968) et Savary (1984), ce n'est que très récemment, avec la loi de 2007, que Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse ont accordé aux universités l'autonomie de gestion et encouragé les rapprochements entre universités et grandes écoles. Les universités ont alors cherché à transformer leurs premiers cycles, à améliorer leurs masters, tout comme les grandes écoles ont voulu accueillir plus d'étudiants hors concours et se rapprocher d'un modèle universitaire, devenu la référence internationale.

 Quel est ce modèle?

Il exige pluridisciplinarité et l'adossement de l'enseignement à la recherche. Le CNRS fut créé en 1939, dans un contexte de menaces de guerre, quand la recherche universitaire était peu développée ; mais aujourd'hui l'essentiel de la recherche française est abrité dans les universités, associées aux organismes de recherche. C'est au niveau des deuxième et troisième cycles (master et doctorat) et dans le domaine de la recherche, que les universités reprennent l'avantage. Lorsque je dirigeais l'ENS, la volonté de définir cette institution comme université de recherche d'élite, même avec peu d'étudiants, a prévalu.

 Vous qui avez été à la tête de l'École normale supérieure, vous êtes finalement assez sévère à l'égard de cette hypersélection dont vous êtes le produit. Ne vaut-il mieux pas une oligarchie de l'excellence que pas d'oligarchie et pas d'excellence du tout?

Ce que je critique avec le terme d'oligarchie d'excellence est l'association de privilèges de formation pour un petit nombre d'étudiants (accès à une formation de qualité, à des diplômes reconnus et à des débouchés professionnels), alors que rien de comparable n'est offert aux autres qui n'ont pas le plus souvent de réelles garanties de réussite et peu de possibilités de bien se former. Par contraste, l'idéal serait d'offrir les meilleures études au plus grand nombre, c'est pourquoi je suis favorable à une hybridation des différentes filières de formation, qui peuvent s'apporter mutuellement beaucoup. Mais attention! Ce rapprochement doit d'abord se faire par la mise en commun des buts de formation en premier cycle, comme c'est déjà largement le cas pour les masters et les doctorats ; les rapprochements institutionnels viendront après, selon des formules différentes, à expérimenter. Apporter au peuple français la tête des grandes écoles sur un plateau, au nom de l'égalité et par haine de l'élitisme, n'aurait aucun effet sur les chances de réussite des étudiants les plus démunis et briserait une réussite éducative française pour laquelle il n'y a pas à l'heure actuelle de solution de rechange.

 Vous dites que votre expérience américaine a changé votre regard. En quel sens?

J'ai eu l'occasion de séjourner longuement dans plusieurs universités américaines et d'enseigner à Stanford, aux États-Unis. Là, les formations d'élite sont plus ouvertes qu'en France, et elles accueillent un nombre non négligeable d'étudiants de milieux défavorisés (en dépit du fait qu'elles sont sélectives et payantes). Au total, environ un million d'étudiants sont enrôlés dans les 52 universités qui figurent parmi les 100 premières du classement de Shanghaï (universités d'élite, donc), cela représente plus de 20% des étudiants américains, soit en moyenne 20.000 étudiants par université. En France, les grandes écoles n'en accueillent que 5%, avec des promotions très faibles, entre 400 et 1000 élèves. Selon un calcul fameux, les élèves des écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses représentaient 14% des étudiants vers 1910, mais pas plus que 3% en 2010.

 Vous citez Marc Bloch, dans L'Étrange Défaite, qui déplore lui aussi que «l'enseignement supérieur ait été dévoré par les écoles spéciales de type napoléoniennes», autrement dit, les écoles normales, Polytechnique, etc.

Avant Marc Bloch, Émile Boutmy, le fondateur de Sciences-Po, avait attribué la supériorité allemande à la qualité de sa formation universitaire (fondée sur la recherche): «C'est l'université de Berlin qui a triomphé à (la bataille de) Sadowa (1866).» La faiblesse de la recherche dans les universités et surtout la faiblesse des liens avec le monde socio-économique ont sans doute handicapé la France par rapport à l'Allemagne et au Royaume-Uni. L'exception française est une belle chose, mais le temps est venu d'en évaluer la pertinence. Nous sommes presque les seuls dans le monde qui ne confions pas la formation de nos élites aux universités…

 Le concours est-il encore une bonne forme de sélection?

Le recrutement par concours a d'incontestables qualités (impartialité, possibilité de classement et de jugement comparatif rigoureux), mais il a aussi le défaut de laisser de côté de nombreux étudiants créatifs et aptes à la recherche. Aux États-Unis ou au Royaume-Uni, on préfère obtenir des informations au sujet des étudiants, on lit leur lettre de motivation et les lettres de recommandation envoyées par leurs anciens professeurs. On ne classe pas les élèves, on les choisit. Sans doute faudrait-il parvenir à associer les avantages des deux systèmes. Il est possible aussi que la perspective des concours à la française n'attire plus les élèves brillants, qui préfèrent être formés plus librement à l'étranger. Les grandes écoles devront bien alors adapter leur mode de recrutement.

 Recevoir les dossiers, s'entretenir avec les élèves, cela supposerait une véritable révolution administrative dans les universités. Vous y croyez?

Pourquoi pas? L'enjeu est de taille, puisqu'il s'agit de donner à la jeunesse française année après année confiance dans la qualité de la formation qu'elle reçoit, et donc confiance dans son avenir! L'offre de formation n'a pas changé depuis les années 1970, et on ne peut pas se contenter de construire de plus grands amphis ou de tirer au sort les étudiants.

 Ne serait-il pas logique d'augmenter les moyens de l'université en élevant les droits d'inscription?

Il faudrait d'abord que les universités offrent une formation de qualité, dont la valeur soit reconnue, qui soit aussi une vraie assurance de débouchés, avant de songer à demander une contribution accrue aux étudiants ou à leurs familles, laquelle devrait aller de pair avec des bourses importantes pour les étudiants démunis. Au moment où on avantage fiscalement l'investissement dans l'entreprise, il faudrait favoriser encore plus les dons à l'enseignement supérieur qui est, comme toutes les données l'établissent, un investissement très rentable en matière de croissance future. Ces dons sont quasi inexistants en France, et représentent en moyenne le quart des ressources des universités américaines…

 L'espace-temps universitaire est-il aussi en train de changer?

C'est l'un des aspects importants des évolutions en cours. L'université n'est plus confinée en un seul lieu, elle se projette dans le monde entier avec l'enseignement en ligne qu'elle développe et grâce à ses multiples partenariats académiques, culturels et économiques. De même, le temps passé à l'université n'est plus seulement celui du début de la vie adulte, mais peut accompagner reconversions ou reprises de formation à différents moments de l'existence.

 Par Charles Jaigu   Publié le 27/10/2017  Figaro Magazine

 

 

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